Son Excellence Monsieur Joseph Kabila Kabange
Président de la République démocratique du Congo
Gombe, Kinshasa

Objet : Mettre fin à l’impunité pour les auteurs de graves violations des droits humains

Votre Excellence,  

Nous vous adressons cette lettre afin de vous faire part de nos préoccupations et vous présenter des recommandations en ce qui concerne la situation en matière de droits humains dans l’est de la République démocratique du Congo, et de souligner combien il importe de mettre fin à l’impunité pour les auteurs de graves violations de ces droits. Nous sommes conscients du fait que les violences et les exactions continuent, mais nous espérons que le gouvernement congolais, avec un soutien international, pourra faire de réels progrès au cours des prochains mois sur la voie d’un meilleur respect des droits humains et d’une justice plus aboutie.

Le nouvel Accord-Cadre signé à Addis Abéba le 24 février 2013, la nomination de Mary Robinson comme Envoyée spéciale du Secrétaire général des Nations Unies pour la région des Grands Lacs, ainsi que le déploiement prochain de la Brigade d’Intervention – une force sous conduite africaine créée au sein de la Mission de maintien de la paix de l’ONU en RD Congo, la MONUSCO – sont autant de bonnes occasions à saisir pour faire avancer les choses. Human Rights Watch appelle les acteurs internationaux à exercer des pressions soutenues pour assurer la cessation immédiate de tout appui militaire de la part du Rwanda ou de l’Ouganda au M23 ou à d’autres groupes armés actifs en RD Congo et commettant des exactions. Les personnes responsables d’un tel soutien devraient être amenées à rendre des comptes et soumises à des sanctions.

Le succès des engagements régionaux et internationaux inscrits dans l’Accord-Cadre ne pourra être assuré sans la pleine implication du gouvernement congolais et sans un véritable engagement et une action concrète de sa part en faveur de la mise en œuvre de réformes essentielles à l’échelle nationale.

Nous considérons comme encourageantes les déclarations que vous avez faites au cours des douze derniers mois, dans lesquelles vous avez affirmé clairement que le gouvernement congolais n’accorderait aucune amnistie aux dirigeants du M23 qui sont sous le coup de sanctions de l’ONU ou de mandats d’arrêt pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, et qu’il refuserait de les réintégrer au sein de l’armée congolaise. Pendant trop longtemps, la politique consistant à intégrer des chefs de guerre auteurs d’exactions dans les rangs de l’armée et à leur accorder des grades élevés et de l’influence, n’a fait que perpétuer le phénomène de l’impunité en RD Congo, ce qui revenait à récompenser le recours à la violence.

La reddition récente de Bosco Ntaganda et son transfert à La Haye ont constitué des étapes importantes dans la lutte contre l’impunité pour les crimes les plus graves commis dans l’est de la RD Congo. Human Rights Watch estime que votre insistance, au cours des douze derniers mois, pour que Ntaganda soit traduit en justice a été un élément déterminant dans cette évolution. Nous espérons que d’autres individus suspectés d’avoir commis de graves violations des droits humains – dont des dirigeants du M23 comme Baudouin Ngaruye et Innocent Zimurinda (qui sont actuellement au Rwanda), Sultani Makenga et Innocent Kayna – seront également arrêtés et traduits en justice. Toutes ces personnes figurent sur des listes de sanctions établies par les Nations Unies et par les États-Unis.

Cependant, pour que ces mesures aient un effet durable, le gouvernement congolais ne devrait conclure d’accord avec aucun chef de guerre ayant commis des exactions, quelle que soit son appartenance politique, ethnique ou autre. En effet, le M23 n’est pas le seul groupe de ce genre. Pour mettre fin à l’impunité, le gouvernement devrait adopter une attitude cohérente et équitable envers tous les groupes armés responsables de graves exactions, et s’abstenir de promouvoir une justice à sens unique ou un système à deux poids, deux mesures. Un certain nombre de milices, ainsi que des membres de l’armée nationale congolaise, ont également commis des attaques atroces contre les populations civiles au cours des douze derniers mois. Parmi ces milices figurent le groupe armé Raia Mutomboki, les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), les Nyatura, les Maï Maï Sheka, l’Alliance patriotique pour un Congo libre et souverain (APCLS), les Maï Maï Yakutumba, le Front de la résistance patriotique de l’Ituri (FRPI) et les combattants Maï Maï au Katanga. Des centaines de civils ont été tués et des dizaines de villages rasés par ces groupes au cours des douze derniers mois. Les responsables de ces actes devraient être, non pas récompensés, mais arrêtés et traduits en justice.

Le déploiement de la Brigade d’Intervention n’est pas sans risques, mais représente aussi une occasion unique d’arrêter les chefs rebelles qui sont responsables des pires atrocités. La brigade devrait concentrer ses efforts sur des opérations ciblées et bien préparées visant ces arrestations, et prendre toutes les précautions possibles afin de minimiser les dommages subis par la population civile, tels que ceux occasionnés par de précédentes opérations militaires d’envergure qui avaient entraîné des déplacements de population et des violations des droits humains à grande échelle.

Dans les régions que la Brigade d’Intervention réussit à contrôler, il sera essentiel que le gouvernement congolais joue un rôle en amont et procède, en coordination avec la MONUSCO, à des préparatifs afin de pouvoir tenir et sécuriser ces zones et y rétablir des institutions et des services publics crédibles. La protection des civils devrait être une priorité. Une politique vis-à-vis des combattants des groupes armés qui accepteraient de déposer les armes devrait être mise au point et appliquée avant même le début des opérations militaires, et devrait permettre d’éviter les échecs des précédents programmes de désarmement.

Dans le cadre du programme national de réforme du gouvernement, et pour assurer le suivi d’autres engagements contenus dans l’Accord-Cadre, nous vous prions instamment de prendre les mesures suivantes:

· Relever de leurs fonctions, soumettre à des enquêtes et poursuivre en justice de manière appropriée les membres des forces de sécurité congolaises impliqués dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et d’autres violations graves des droits humains, quel que soit leur grade.

· S’assurer que le gouvernement congolais s’abstienne de fournir un appui militaire aux milices ou aux groupes armés étrangers ou congolais qui sont responsables de violations généralisées ou systématiques. Les responsables civils et les militaires qui ont apporté leur soutien à de tels groupes devraient être relevés de leurs fonctions, faire l’objet d’enquêtes et être dûment poursuivis en justice.

· Mettre en œuvre un mécanisme de «vetting», ou de contrôle des personnels de l’armée et de la police, afin d’en exclure les individus qui se sont livrés à de graves violations des droits humains.

· Créer des chambres spécialisées mixtes ou une cour spécialisée mixte au sein du système judiciaire congolais, avec la participation de procureurs, de juges et d’autres personnels internationaux, pour ouvrir des procès, en conformité avec le droit international, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en RD Congo depuis 1990.

· Avec l’appui des Nations Unies et des bailleurs de fonds, élaborer et mettre en œuvre d’urgence un nouveau programme et une stratégie de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) concernant les membres des groupes armés. Une telle stratégie devrait garantir que: les responsables de graves violations des droits humains soient non seulement exclus de l’armée, mais aussi visés par des enquêtes et dûment poursuivis en justice; les enfants soient immédiatement séparés de ces groupes et confiés à des agences de protection de l’enfance; les anciens combattants qui sont intégrés dans l’armée ou la police suivent une formation appropriée afin de pouvoir se comporter en conformité avec le droit international et les normes internationales en matière de droits humains, avant d’être affectés dans des régions du pays autres que celles où ils ont opéré en tant que miliciens; et que soient offertes aux ex-combattants des alternatives réalistes à une carrière dans l’armée, telles que des possibilités d’emploi à long terme dans le civil.

· Veiller à ce que les ex-combattants qui sont intégrés dans l’armée ou la police, ou qui retournent à la vie civile, ne fassent pas l’objet de discriminations ou ne soient pas soumis à des tortures ou à d’autres sévices en raison de leurs précédentes allégeances. Un système de contrôle pourrait être mis en place pour assurer que chacun bénéficie d’un traitement équitable au sein des forces de sécurité et pour encourager les personnels à dénoncer les cas de discrimination ou de mauvais traitements. Les responsables de tels actes devraient faire l’objet d’enquêtes et être sanctionnés ou poursuivis en justice de manière appropriée.

Enfin, nous vous prions instamment d’inclure les organisations de la société civile, en particulier les groupes de défense des droits humains et des droits des femmes, dans l’élaboration de vos programmes de réforme nationaux, ainsi que de leurs mécanismes de suivi.

Les préoccupations et les recommandations contenues dans cette lettre sont exposées plus en détail dans l’annexe ci-jointe.

Veuillez agréer, Votre Excellence, l’expression de ma haute considération.

Kenneth Roth

Directeur exécutif.

CC :

Son Excellence Monsieur Augustin Matata Ponyo Mapon, Premier ministre

Son Excellence Madame Wivine Mumba Matipa, ministre de la Justice et Droits Humains

Son Excellence Monsieur Alexandre Luba Ntambo, ministre de la Défense

Son Excellence Monsieur Raymond Tshibanda, ministre des Affaire étrangères

Son Excellence Monsieur Richard Muyej, ministre de l’Intérieur

Son Excellence Monsieur Léon Kengo wa Dondo, Président du Sénat

Son Excellence Monsieur Aubin Minaku, Président de l’Assemblée nationale

Général Didier Etumba Longila, Commandant des Forces armées

Général François Olenga, chef d’état-major des forces terrestres

Général Charles Bisengimana, Commissaire général de la Police

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ANNEXE

Préoccupations concernant les droits humains dans l’est de la République démocratique du Congo et recommandations visant à mettre fin à l’impunité

M23

Human Rights Watch considère comme très encourageante la position prise par le gouvernement congolais selon laquelle il n’amnistierait pas et ne réintègrerait pas dans les rangs de l’armée nationale les dirigeants du M23 figurant sur la liste des personnes frappées de sanctions par les Nations Unies ou faisant l’objet d’un mandat d’arrêt congolais ou international pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou pour d’autres graves violations des droits humains.

Un événement important dans l’optique de la lutte contre le cycle de l’impunité et des abus s’est produit récemment, avec la reddition en mars du chef du M23 Bosco Ntaganda à l’ambassade des États-Unis à Kigali et son transfert à La Haye, où il doit être jugé par la Cour pénale internationale (CPI) pour recrutement et utilisation d’enfants soldats, meurtres, viols, actes d’esclavage sexuel et persécutions fondées sur l’appartenance ethnique commis dans l’est de la RD Congo en 2002 et 2003. Il s’agit là d’une victoire pour la justice et pour le peuple de l’est de la RD Congo, qui a vécu dans la peur pendant toute la dernière décennie tandis que Ntaganda, l’un des chefs rebelles les plus brutaux de la région, passait d’un groupe armé à l’autre et commandait des forces qui terrorisaient les civils. L’arrivée de Ntaganda à La Haye sert également d’avertissement clair, à l’adresse des autres chefs de milice et chefs de guerre, qu’ils ne tireront pas avantage de leur implication dans des meurtres et des viols et qu’au bout du compte, la justice triomphera.

Human Rights Watch a la conviction que la position ferme adoptée au cours de l’année écoulée par le gouvernement congolais, selon laquelle Ntaganda ne serait ni amnistié ni réintégré dans l’armée nationale, a favorisé la création de circonstances qui l’ont incité à se rendre.

Alors que les pourparlers entre le gouvernement congolais et le M23 se poursuivent à Kampala et que la Brigade d’Intervention amorce son déploiement, nous vous prions instamment de rester ferme sur votre engagement de ne pas réintégrer ou récompenser d’autres dirigeants du M23 qui sont suspectés d’avoir commis de graves violations des droits humains, dont Innocent Zimurinda, Baudouin Ngaruye, Innocent Kayna (alias « India Queen ») et Sultani Makenga. Ces individus sont connus pour avoir commis au cours de la dernière décennie dans l’est de la RD Congo diverses atrocités, parmi lesquelles des massacres perpétrés sur des bases ethniques, le recrutement d’enfants soldats, des viols à grande échelle, des meurtres, des enlèvements, et des actes de torture. Ils figurent tous sur les listes des personnes frappées de sanctions par l’ONU et les États-Unis.

Selon des recherches effectuées par des enquêteurs de l’ONU et par Human Rights Watch, les troupes placées sous le commandement de Makenga sont responsables d’un massacre à caractère ethnique commis à Buramba, du recrutement d’enfants et de l’exécution sommaire de déserteurs, à l’époque où il était officier au sein du groupe armé le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), en 2007-2008; Zimurinda est considéré comme responsable de massacres commis sur une base ethnique à Kiwanja et à Buramba, lorsqu’il était officier au sein du CNDP en 2007-2008, et à Shalio lorsqu’il était officier de l’armée congolaise en 2009, ainsi que des viols, des actes de torture et des recrutements d’enfants; Ngaruye est réputé responsable d’un massacre perpétré à Shalio en 2009, ainsi que du recrutement d’enfants, de viols et d’autres exactions commises contre des civils dans le Nord-Kivu entre 2008 et 2011; et Kayna est prétendument responsable de massacres commis sur une base ethnique et du recrutement d’enfants en Ituri en 2003-2005 et de massacres, d’assassinats et de viols perpétrés dans la région de Ndorumo et Lukweti en 2009. Kayna a été arrêté après les violences en Ituri mais a été libéré de prison à Kinshasa début 2009, apparemment pour raisons de santé, alors qu’il était en attente de jugement pour des crimes contre l’humanité présumés commis en Ituri. Après sa libération, il a été déployé dans les Kivus où il a eu un rôle de commandement dans des opérations militaires, avant de rejoindre le M23.

Plus récemment, ces individus ont également été impliqués dans des crimes de guerre commis par des rebelles du M23, dont des exécutions sommaires, des viols et le recrutement de force d’enfants. Depuis mars 2013, nous avons documenté une augmentation des activités de recrutement forcé par le M23, y compris d’enfants, ainsi que plusieurs cas d’exécutions sommaires.

L’armée congolaise

L’armée congolaise a elle aussi commis de graves exactions avant et après la naissance de la rébellion du M23. Alors que les militaires de l’armée nationale fuyaient devant l’avance du M23 vers la ville de Goma, ils se sont livrés à un déchaînement de viols et de pillages: au moins 76 femmes et filles ont été violées par des militaires de l’armée congolaise dans et aux alentours de la ville de Minova, dans la province du Sud-Kivu, entre le 20 et le 30 novembre 2012, selon les résultats de recherches effectuées par Human Rights Watch. Nous saluons les progrès accomplis dans l’enquête menée par les autorités judiciaires congolaises, qui ont conduit à la suspension début avril de 12 officiers supérieurs de l’armée qui auraient une responsabilité dans ces viols. Nous vous prions instamment de faire en sorte que ces officiers, ainsi que d’autres également accusés de responsabilité dans les viols, soient arrêtés sans tarder et jugés dans le cadre de procès équitables et crédibles.

Nous sommes aussi préoccupés par les exactions commises par l’armée dans la ville de Kitchanga, dans la province du Nord-Kivu, où des soldats du 812ème régiment, allié à une milice tutsie à laquelle ils avaient fourni des armes, se sont affrontés à une groupe armé à prédominance ethnique Hunde, l’Alliance patriotique pour un Congo libre et souverain (APCLS), du 27 février au 4 mars 2013. Au moins 25 civils sont morts dans les combats et des dizaines d’habitations ont été rasées par le feu, selon les résultats de recherches effectuées par Human Rights Watch. La plupart des civils tués étaient d’ethnie Hunde, et beaucoup d’entre eux semblent avoir été délibérément pris pour cible par les militaires à cause de leur appartenance ethnique.

L’APCLS avait reçu en janvier, de la part d’officiers supérieurs de l’armée nationale, l’ordre de se déployer à Kitchanga, après que les commandants du groupe eurent pris l’engagement que l’APCLS accepterait d’être réintégré au sein de l’armée. Le 812ème régiment de l’armée congolaise est principalement composé de militaires rwandophones qui faisaient auparavant partie du CNDP soutenu par le Rwanda, commandé par le colonel François Mudahunga Gasaza, un Hutu, avec pour adjoint le colonel François Semusaza Muhire, un Tutsi.

Selon nos informations, le 812ème régiment a été depuis lors réaffecté à Kananga, dans la province du Kasai Occidental, mais à notre connaissance, aucun de ses soldats ou officiers n’a été arrêté pour les violences de Kitchanga. Nous vous prions instamment de faire en sorte que les responsables soient arrêtés et jugés dans le cadre de procès équitables et crédibles.

Intensification des activités des milices et de la violence interethnique

D’autres régions de l’est de la RD Congo ont également connu une hausse de la violence interethnique au cours de l’année écoulée, alors que le gouvernement et l’armée focalisaient leurs efforts sur la rébellion du M23, créant ainsi un vide sécuritaire que des milices violentes et enclines à commettre des exactions ont cherché à combler. Des centaines de civils ont été tués et des dizaines de villages rasés lors d’attaques commises pour des motifs ethniques par plusieurs milices, selon des recherches effectuées par Human Rights Watch. Beaucoup de ces victimes étaient des femmes et des enfants, qui ont été tués à coups de machettes ou brûlés vifs dans leurs habitations. Des femmes et des filles ont été fréquemment violées lors de ces attaques, et des enfants ont été recrutés de force au sein des milices.

Parmi les pires attaques perpétrées pour des motifs ethniques, beaucoup ont été commises par le groupe Raia Mutomboki (“population en colère” en swahili), un réseau approximativement organisé d’anciens miliciens, de soldats démobilisés et de jeunes, qui se sont munis essentiellement de machettes et de lances, prétendument pour protéger les populations locales des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR), un groupe rebelle en majorité hutu rwandais dont certains membres ont pris part au génocide de 1994 au Rwanda. Les Raia Mutomboki ont souvent évité les affrontements directs avec les FDLR, préférant concentrer leurs attaques d’abord sur les personnes à leur charge et sur des femmes et des enfants réfugiés rwandais d’ethnie hutue, puis plus tard sur la population hutue congolaise. Ce groupe a tué au moins 314 civils depuis avril 2012 dans les territoires de Kalehe, Walikale et Masisi, selon Human Rights Watch. Presque toutes les victimes étaient des Hutus.

Tandis que le phénomène des attaques par les Raia Mutomboki prenait de l’ampleur en 2012, les FDLR, accompagnés des Nyatura, une milice majoritairement hutue congolaise, ont intensifié leurs attaques contre les civils d’ethnie Hunde, Tembo et Nyanga. Au moins 158 civils ont été tués par les FDLR et les Nyatura dans les territoires de Kalehe, Walikale et Masisi depuis avril 2012, des dizaines de femmes et de filles ont été violées et des centaines d’habitations ont été incendiées et rasées, selon les résultats de recherche effectuées par Human Rights Watch.

Peu d’efforts ont été faits pour réfréner ces exactions ou pour enquêter sur leurs responsables, les arrêter et les poursuivre en justice. Au contraire, des responsables gouvernementaux ont entamé des négociations avec certaines de ces milices sans mettre au point au préalable un programme de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) ou une stratégie claire pour s’occuper des auteurs de violations des droits humains. L’armée congolaise a parfois collaboré avec ces groupes armés et leur a apporté un soutien, avant qu’ils ne rejoignent officiellement les rangs de l’armée ou qu’ils ne fassent l’objet d’un quelconque processus de contrôle ou de formation.

Mettre fin au cycle de l’impunité et des exactions

Rôle de la Brigade d’Intervention

La nouvelle Brigade d’Intervention pourrait jouer un rôle crucial consistant à faciliter l’arrestation des chefs de groupes armés qui sont réputés responsables de graves violations des droits humains, en menant à bien des opérations d’arrestation soigneusement préparées et ciblées, en étroite coopération avec les autorités judiciaires nationales et internationales, et en totale conformité avec le droit international. Si ces opérations d’arrestation sont couronnées de succès, la Brigade pourrait contribuer, sur le long terme, à mettre fin aux exactions des groupes armés et appuyer les efforts pour traduire en justice les responsables de certaines des pires atrocités commises dans l’est de la RD Congo.

Des précautions devraient être prises pour éviter que la Brigade d’Intervention ne répète les erreurs commises lors de précédentes opérations militaires qui avaient inutilement exposé les civils à des risques accrus. Selon le droit humanitaire international, toutes les parties à un conflit armé ont l’obligation, lors d’opérations militaires, de prendre constamment soin d’épargner la population civile et les édifices civils, et de prendre toutes les précautions possibles pour minimiser les dommages subis par les civils. Ces considérations doivent être prises en compte avant d’entreprendre des opérations qui comportent le risque de déplacements massifs de populations et d’exactions à grande échelle.

Il sera également crucial pour le gouvernement et les forces de sécurité de sécuriser les régions dont la Brigade d’Intervention aura récupéré le contrôle, afin d’éviter l’apparition d’un vide sécuritaire où les groupes armés pourraient revenir et punir la population civile pour une prétendue collaboration avec « l’ennemi » – ce qui s’était produit lors de précédentes opérations militaires. Nous prions instamment le gouvernement congolais de faire, en coopération avec la MONUSCO, des préparatifs clairs – préalablement à toute opération – pour un déploiement organisé de l’armée et de la police congolaises dans les régions qui auront été débarrassées de la présence des groupes armés et de faire en sorte que les militaires et les policiers soient bien formés, y compris à leur obligation de protéger la population.

Création d’une juridiction spécialisée mixte

Human Rights Watch estime que la mise sur pied de chambres spécialisées mixtes ou d’une cour spécialisée mixte sous juridiction nationale, constituerait un progrès déterminant dans la lutte contre l’impunité pour les graves crimes commis en RD Congo. Un tel mécanisme judiciaire pourrait contribuer à faire en sorte que les individus réputés responsables de graves violations des droits humains soient amenés à rendre des comptes lors de procès équitables et crédibles.

Les chambres spécialisées ou la cour spécialisée seraient une institution nationale, créée au sein du système judiciaire congolais, et aurait pour mandat de poursuivre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis en RD Congo au cours des deux dernières décennies. La nouvelle juridiction devrait être établie au sein de la hiérarchie judiciaire civile et son personnel devrait être composé de procureurs, de juges et d’autres professionnels congolais et non congolais, le personnel étranger étant progressivement supprimé à mesure que les chambres ou la cour gagneraient en légitimité, en crédibilité et en indépendance. Les organisations de la société civile congolaise soutiennent dans une large mesure cette proposition, qui était une recommandation importante du Rapport «Mapping» des Nations Unies de 2010, qui documentait les graves violations des droits humainscommises en République démocratique du Congo entre 1993 et 2003.

L’implication de personnel non congolais doté de l’expérience nécessaire augmenterait à la fois la capacité de la nouvelle juridiction d’enquêter sur des crimes complexes et l’indépendance du personnel judiciaire congolais. L’ONU et de nombreux bailleurs de fonds appuient la création de ce nouveau mécanisme judiciaire et assumeraient en conséquence un certain niveau de responsabilité pour assurer qu’il reçoive de l’extérieur la coopération nécessaire, y compris en ce qui concerne les mandats d’arrêt à l’encontre de ressortissants étrangers. Sa composante internationale donnerait à la nouvelle juridiction la crédibilité nécessaire pour qu’elle puisse demander l’extradition de suspects de haut niveau vivant actuellement hors du pays, comme Laurent Nkunda, ancien dirigeant du CNDP, qui est assigné à résidence au Rwanda depuis janvier 2009, des commandants du M23 qui se sont enfuis au Rwanda en mars 2013 et des dirigeants des FDLR qui vivent dans des pays tiers.

Du fait de leur composition mixte, nationale et internationale, et par leur interaction avec les tribunaux nationaux qui conserveraient leur compétence pour les affaires de moindre gravité, les chambres spécialisées ou la cour spécialisée constitueraient un atout pour le système judiciaire congolais sur le long terme, en aidant à élargir la capacité et l’expertise nationales requises pour traiter les affaires relatives à de graves crimes internationaux. Les chambres pourraient ainsi contribuer aux efforts plus généraux du gouvernement pour réformer et renforcer le système judiciaire congolais.

Recommandations :

Dans le cadre de son programme national de réforme et afin d’honorer ses autres engagements contenus dans l’Accord-Cadre, nous prions instamment le gouvernement congolais de prendre les mesures suivantes:

·  Suspendre, soumettre à des enquêtes et poursuivre en justice de manière appropriée les membres des forces de sécurité, quel que soit leur grade, qui sont impliqués dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et d’autres graves violations des droits humains. Ceux-ci devraient inclure les responsables des exactions commises à Kitchanga en février et mars 2013 et les viols à grande échelle perpétrés dans et aux alentours de Minova en novembre 2012.

· S’assurer que le gouvernement congolais s’abstienne de fournir un appui militaire aux milices ou aux groupes armés congolais ou étrangers responsables de violations généralisées ou systématiques. Les responsables civils et les militaires qui ont apporté un soutien à ces groupes devraient être relevés de leurs fonctions, faire l’objet d’enquêtes et être dûment poursuivis en justice.

· Mettre en place d’urgence un mécanisme de «vetting», ou de contrôle de l’armée et de la police, en en faisant un élément essentiel d’une réforme du secteur de la sécurité. Un tel mécanisme devrait permettre d’assurer que les officiers, soldats et policiers impliqués dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et d’autres violations graves des droits humains soient relevés de leurs fonctions, arrêtés et poursuivis en justice de manière appropriée. Les nouvelles recrues et les anciens combattants devraient être soumis à un examen de leurs antécédents afin de découvrir s’ils ont pris part à des violations, avant d’être intégrés dans l’armée ou la police, et ils devraient suivre une formation adéquate leur permettant d’opérer en conformité avec le droit humanitaire international et les normes internationales en matière de droits humains avant tout déploiement.

· Créer des chambres spécialisées mixtes ou une cour spécialisée mixte au sein du système judiciaire congolais, en partie composé de procureurs, de juges et d’autres personnels internationaux, afin de juger, en conformité avec le droit international, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis en RD Congo depuis 1990.

· Élaborer d’urgence et mettre en œuvre, avec le concours des Nations Unies et des bailleurs de fonds, un nouveau programme de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR) à l’intention des groupes armés actifs dans l’est de la RD Congo. Une telle stratégie devrait inclure les éléments suivants :

1. Les anciens combattants et les chefs des groupes armés impliqués dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou d’autres violations graves des droits humains ne devraient pas être réintégrés dans les rangs de l’armée ou de la police congolaises, mais devraient faire l’objet d’enquêtes et être poursuivis en justice de manière appropriée.

2. Les enfants qui ont été enrôlés dans les groupes armés devraient en être immédiatement retirés et confiés à des organisations de protection de l’enfance.

3. Les anciens combattants qui sont intégrés dans l’armée ou la police devraient suivre une formation adéquate leur permettant d’opérer en conformité avec le droit humanitaire international et les normes internationales en matière de droits humains, puis affectés à des unités stationnées dans des régions autres que celles où ils se trouvaient lorsqu’ils étaient des miliciens. Aucune unité de l’armée ou de la police ne devrait être composée majoritairement d’anciens combattants d’un groupe armé particulier.

4. Les anciens combattants devraient se voir proposer des alternatives réalistes au service militaire, y compris des possibilités d’emploi civil de longue durée. Mais l’attention des autorités devrait également se porter sur l’existence de possibilités équivalentes pour les civils, afin de ne pas donner l’impression que les anciens combattants se voient offrir, en récompense pour leur conduite passée, des possibilités auxquelles les civils n’auraient pas droit.

· S’assurer que les anciens combattants qui sont intégrés dans l’armée ou la police, ou qui retournent à la vie civile, ne fassent pas l’objet de discriminations ou ne soient pas soumis à des tortures ou à d’autres mauvais traitements en raison de leurs antécédents de miliciens. Un système pourrait être mis sur pied afin de vérifier qu’ils reçoivent un traitement équitable au sein des forces de sécurité et afin d’encourager les personnels à dénoncer les cas de discrimination ou de mauvais traitements. Les responsables qui se livreraient à de tels actes devraient faire l’objet d’enquêtes et être sanctionnés ou poursuivis en justice de manière appropriée.