«Il y a une semaine, le sac de cossettes de manioc valait 100 000 nouveaux zaïres. Aujourd’hui, il est à 170 000 NZ. C’est à cause de l’état de la route», raconte une commerçante de Kinshasa. L’état de la route… Il résume, à lui seul, le drame zaïrois : les terres arables pullulent, la pluviosité est quasi parfaite, les eaux poissonneuses abondent, le sous-sol regorge de ressources, les bras adultes attendent désespérément un mot d’ordre de travail. Mais l’État, lui, s’obstine dans la prédation, institutionnalise la corruption, dénie tout engagement au service du bien-être commun.
Le pays d’Afrique disposant du plus grand potentiel de développement est ainsi un des plus pauvres de la planète : un revenu annuel par habitant de 100 dollars, quand la Banque mondiale fixe la limite de la pauvreté à 370 dollars. Cette année, le gouvernement «souverain» du premier ministre, M. Kengo Wa Dondo, a présenté un budget dépouillé de toute perspective de développement économique et social, sans plan indicatif, sans prospective, qui atteint à peine 300 millions de dollars: moins que la «dotation présidentielle», qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années (372 millions de dollars en 1994).
Du 24 novembre 1965, date du coup d’État du «maréchal» Mobutu, au 20 mai 1995, jour où il s’est déclaré candidat à sa propre succession, il s’est écoulé trente ans de «paix»; mais le Zaïre à l’allure d’un pays détruit par trente ans de guerre. Paradoxe humiliant! C’est l’Angola, pourtant en guerre depuis plus de vingt ans, qui alimente en vivres, denrées alimentaires et produits pharmaceutiques, le plus grand marché de la capitale, le Mariano. Le pays n’est plus qu’un vaste dépotoir. Les bitumes hérités de la colonisation sont tous parsemés de cloaques; les marécages ne sont jamais drainés. Pas un seul tronçon d’autoroute, encore moins de voie ferrée, n’a été construit tout le long du tricennal règne du maréchal. Les agglomérations sont toutes environnées de cratères, … mais que s’est-il donc passé?
La fiction zaïroise
Grâce aux richesses minières de son pays, le général Mobutu disposait d’atouts exceptionnels en Afrique pour mener à bien une expérience de développement à l’occidentale. Le «modèle» trouvait là un terrain de choix pour s’imposer. Le «guide» avait tous les pouvoirs et bénéficiait d’un soutien exceptionnel de l’étranger. Il a tout dilapidé. Pouvoir politique discrédité aux yeux du monde entier, économie ruinée l’État zaïrois ne repose plus aujourd’hui que sur une fiction que l’on s’acharne à défendre, au besoin avec l’aide d’armées extérieures. Car, ouvertement reconnue par ses protecteurs, la faillite du général Mobutu aurait, elle aussi, valeur d’exemple.
L’impossible mutation du président Mobutu
Soldatesque dévastant magasins et entrepôts, tirant sur les passants, pillant les villas des possédants, saccageant les petites boutiques des quartiers populaires ; expatriés tués (dont l’ambassadeur de France), blessés, dépouillés de leurs biens, évacués en hâte par des parachutistes français et belges dont la mission se limite au sauvetage des Européens ; les images tragiques de Kinshasa, en janvier 1993, ressemblent étrangement à celles de septembre 1991. Au Zaïre, l’histoire bégaie, plus dramatiquement chaque fois. Car cette année sont venus s’ajouter l’«assassinat», selon le terme employé par le ministre de la défense français, M. Pierre Joxe, de l’ambassadeur de France et surtout la mutinerie de deux camps militaires.
Mille morts, selon le ministre zaïrois des affaires étrangères, plusieurs centaines, selon les ambassades occidentales, on ignorera toujours le bilan exact des affrontements entre les diverses unités de l’armée et de la répression généralisée. On ne saura jamais combien de civils anonymes sont tombés sous les rafales des unités spéciales, qui prirent prétexte du maintien de l’ordre pour poursuivre des représentants de l’opposition, faire régner la terreur dans les cités populaires et s’en prendre systématiquement aux Églises, dernier lieu d’encadrement de la population. Il faut noter qu’à la différence de septembre 1991 les civils, malgré leur situation matérielle difficile, n’ont pas suivi les militaires dans leurs pillages pour ne pas donner prise à la provocation. La révolte des deux camps militaires a servi de prétexte au déclenchement d’un «plan troubles» prévu de longue date, machination par laquelle le président Mobutu et ses fidèles auraient tenté de reprendre le contrôle d’une situation politique bloquée et d’imposer leur propre calendrier politique en provoquant des élections anticipées.
Joseph Baraka.