Mines en RDC : « Un pillage qui réduit une partie de la population à une forme d’esclavage »

Auteur de « Cobalt Blues», le journaliste belge Erik Bruyland pointe la responsabilité des dirigeants congolais, des entreprises étrangères et des géants du numérique dans le fiasco minier du pays.

Propos recueillis par

Un travailleur d’une mine de cobalt dans la province du Katanga, en RDC, en 2015. .

Pourquoi la République démocratique du Congo (RDC), malgré son sous-sol riche en minerais stratégiques, n’a-t-elle pas fait éclore une Silicon Valley ? Comment expliquer la pauvreté qui frappe les deux tiers de ses habitants ? Ces questionnements constituent le point de départ de Cobalt Blues, d’Erik Bruyland. Le journaliste belge né à Kolwezi, dans le sud de la RDC, signe une enquête fouillée et captivante qui remonte le fil d’un désastre économique et industriel de 1960 à 2020. L’enquête se concentre sur la ceinture de cuivre. Cette région d’une superficie supérieure à celle de la Belgique, située dans le sud du pays, regorge de cobalt, de cuivre, de manganèse, de cuivre, de tungstène, des minerais utilisés dans la fabrication des batteries rechargeables, des smartphones, des véhicules électriques et dans les industries pharmaceutique et aéronautique. L’auteur pose la question des responsabilités. Celles des dirigeants congolais, belges, des entreprises étrangères, mais aussi des acheteurs, qui, en bout de chaîne, consomment des produits fabriqués à partir de minerais extraits dans des conditions inhumaines.

Votre enquête débute en 1960, quand la Belgique octroie son indépendance au Congo. Dans quel état les Congolais récupèrent-ils le secteur minier ?

Dans un excellent état, car le Congo est alors le pays en voie d’industrialisation le plus avancé d’Afrique. Davantage, même, que la Corée du Sud et l’Indonésie. Quelques mois avant l’indépendance, une usine de production d’électrolyse ultramoderne a d’ailleurs été inaugurée à Kolwezi. C’était l’Union minière du Haut-Katanga, une entreprise privée, filiale de la Société générale de Belgique, qui gérait la ceinture congolaise du cuivre. Les mines tournaient à plein régime, même la nuit. Les agglomérations de la région profitaient des fruits de cette réussite industrielle. Il y avait des routes en bon état, des centres urbains bien organisés, des hôpitaux… Mais ces cités florissantes étaient aussi marquées par un apartheid colonial. En 1960, Kolwezi comptait 4 000 Blancs et 20 000 Congolais. Chaque communauté avait ses écoles, ses hôpitaux, ses centres culturels. Ces deux mondes ne se mélangeaient pas.

En 1960, le Congo semblait sur la bonne voie pour développer son secteur minier. A quel moment le pays a-t-il dévié de cette trajectoire ?

C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué entre Mobutu et la Belgique. Après avoir pris le pouvoir par la force en 1965, Mobutu a proposé à la Société générale de Belgique la création d’une société mixte belgo-congolaise de gestion des mines. Car malgré l’indépendance, les Belges contrôlaient encore le secteur. Hélas, dans leur arrogance, les seigneurs de Bruxelles ont refusé. Mobutu a alors claqué la porte des négociations et a nationalisé l’Union minière en 1967, rebaptisée Gécamines [Générale des carrières et des mines]. C’était une victoire à la Pyrrhus, car le Congo restait dépendant des Belges pour exploiter et commercialiser les minerais. La Société générale a même continué d’engranger d’énormes bénéfices, étant payée pour exploiter les mines. Mobutu a bien tenté de revoir ces contrats léonins, sans y parvenir. Finalement, pour rembourser la nationalisation, le pays a versé des sommes astronomiques à l’entreprise belge. Le compromis proposé par Mobutu fut une occasion ratée de créer une multinationale eurafricaine dans le secteur des mines.

Attribuez-vous une responsabilité directe à la Belgique dans ce fiasco?

Je n’accuse pas l’État belge, car la Société générale était une entreprise privée. Mais il est vrai qu’à l’époque, elle fonctionnait au Congo comme un État dans l’État et jouissait d’un pouvoir économique gigantesque et d’une influence politique évidente. Reste que mes enquêtes m’ont régulièrement valu des tentatives d’intimidation de la part de ministres belges qui estimaient que je portais atteinte aux intérêts de la Belgique. En 2007, après avoir publié une série d’articles sur les transactions minières entre la Belgique et la RDC, mon ordinateur a même été dérobé chez moi. Même si l’affaire a été classée sans suite, je soupçonne fortement les services de renseignements belges d’être derrière ce vol.

«La Gécamines a été cannibalisée de l’intérieur, l’argent entrait et disparaissait aussitôt».

Quel rôle a joué le Congo dans cette faillite ?

Les dirigeants congolais portent une lourde responsabilité, car la Gécamines a été cannibalisée de l’intérieur. Mobutu, par exemple, s’en est allègrement servi pour payer ses soutiens et maintenir son régime à flot. L’argent entrait et disparaissait aussitôt, sans être réinvesti dans l’outil minier. Au point que, faute d’entretien, la plus grande mine souterraine du pays, celle de Kamoto, s’est effondrée en 1990. Cette catastrophe, qui a affecté 250 000 personnes et mis à l’arrêt la production de la Gécamines, a accéléré les privatisations sauvages et le dépeçage du secteur minier.

La chute de Mobutu, en 1997, est selon vous un tournant majeur dans ce fiasco. Vous décrivez un véritable « far west » à la suite de la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila…

Absolument. Lors de son offensive, Laurent-Désiré Kabila a bénéficié du soutien financier de certaines sociétés étrangères en contrepartie d’un pas-de-porte sur les mines. C’est sous son règne et sur fond de privatisations exigées par la Banque mondiale que de petites compagnies, que j’appelle des vautours, ont pris le contrôle des mines les plus importantes du pays. Dans ce far west congolais, Augustin Katumba Mwanke [un conseiller de Laurent-Désiré Kabila puis de son fils Joseph] a joué un rôle clé en introduisant auprès de Laurent-Désiré Kabila des personnages sulfureux comme Dan Gertler, un milliardaire israélien également impliqué dans les milieux diamantaires israéliens et anversois et accusé de corruption.

La Chine est très présente dans le secteur minier congolais depuis la signature en 2008 d’une convention sino-congolaise qualifiée alors de « contrat du siècle » et qui prévoyait en contrepartie la construction d’infrastructures. Récemment, une ONG congolaise a estimé, au terme d’une enquête, que le deal représentait « un préjudice sans précédent dans l’histoire du pays ». Êtes-vous surpris par ces conclusions?

Elles confirment ce que les observateurs pressentaient dès 2008. Il faut savoir que les Congolais sont allés signer ce contrat à Pékin sans même être accompagnés d’un interprète ! Même le ministre des mines n’était pas informé du deal. Tout s’est déroulé en catimini autour de Katumba et des proches de Joseph Kabila, dépourvus d’expertise minière. Cette débâcle était prévisible.

Le président Félix Tshisekedi, élu en 2018, a promis de revoir les contrats avec la Chine. Au vu de l’histoire du pays, quelle peut être sa marge de manœuvre ?

Je crains qu’il n’en ait aucune. La seule chose qui lui reste, c’est la Gécamines, une entreprise en faillite depuis des décennies et ne détenant plus de gisements importants suite à la privatisation de ses actifs. Mais malgré sa dette colossale, plus de 2 milliards de dollars [plus de 1,7 milliard d’euros], ce fleuron aurait pu être remis sur pied en exploitant mieux les richesses pharaoniques du sous-sol et en assainissant sa gestion «mangée» par la corruption. Le président congolais pourrait aussi créer un fonds souverain où serait placé l’argent issu des partenariats avec les mines privatisées, comme le font certains pays producteurs de pétrole. Cela bénéficierait à la population et réduirait l’évaporation de ces revenus dans des paradis fiscaux.

«On fore à droite, à gauche, dans le but de se remplir les poches le plus rapidement possible»

Dans quel état se trouve aujourd’hui le secteur minier en RDC ?

Aujourd’hui, 70 % des mines congolaises sont privatisées. L’entreprise anglo-suisse Glencore, Dan Gertler et les Kazakhs d’ENRC [Eurasian Natural Resources Corporation, une multinationale britannique d’origine kazakhe] se partagent la manne. Sans oublier les Chinois, qui jouissent des trois quarts des gisements à travers des sociétés sous contrôle d’un organisme, la Sasac [Commission chinoise d’administration et de supervision des actifs publics], qui dépend directement du comité central du Parti communiste chinois. C’est un bradage total. Il faut exploiter les mines du Katanga de manière rationnelle, ce que ne font pas les acteurs étrangers sur place. On fore à droite, à gauche, sans orientations précises, dans le but de se remplir les poches le plus rapidement possible.

Vous évoquez le phénomène des creuseurs, ces travailleurs envoyés dans des galeries peu stables. Vous comparez leur sort à celui des travailleurs forcés du caoutchouc rouge sous Léopold II. Comment expliquez-vous l’indifférence générale, notamment celle des consommateurs de produits issus de ces minerais stratégiques ?

En Europe, on s’indigne de ce qui s’est passé sous Léopold II il y a plus d’un siècle. C’est une forme de narcissisme moral. Aujourd’hui, au Katanga, ils sont environ 170 000 à travailler au péril de leur vie, pour un salaire dérisoire. La responsabilité des dirigeants congolais est indéniable. Celle des géants du numérique doit aussi être posée. Pourquoi Samsung, Apple, Tesla ne développent-ils pas sur place des technologies de base et des usines de métallurgie ? Pourquoi, six décennies après les indépendances, on en est encore à l’exploitation brute des minerais sans transformation locale et sans valeur ajoutée pour le pays ?

Malgré le titre de votre livre, Cobalt Blues, estimez-vous que le géant minier peut se relever ?

Il y a des raisons d’espérer, car des Congolais dénoncent le bradage de leurs ressources. Depuis vingt-cinq ans, des ONG comme l’alliance «Le Congo n’est pas à vendre» mènent une lutte acharnée contre le pillage de leur sous-sol. Cette décennie est cruciale pour prendre un nouveau virage, car la demande en minerais stratégiques ne cesse d’augmenter pour la transition énergétique en Europe, aux États-Unis et en Chine. Les autorités ne doivent pas rater cette occasion de faire cesser ce pillage qui réduit une partie de la population à une forme d’esclavage.

Le livre : “Cobalt Blues. La sape d’un géant. Congo 1960-2020″, d’Erik Bruyland, éd. Racine, 320 pages.

Source : Le Monde.

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