À propos de « Fatal Misconception: The Struggle to Control World Population », livre

La crainte d’une explosion démographique mondiale, à partir du début du XXe siècle , a conduit à la mise en place de politiques de contrôle des naissances. Selon Matthew Connelly dans Fatal Misconception: The Struggle to Control World Population (Harvard University Press, 2008), la volonté des hommes du Nord d’influer sur les comportements des femmes du Sud s’est révélée inefficace et néfaste. Il décrit l’humanité comme une figure de Janus, à la fois idéal et champ de confrontation.

Citation : Paul-Andre Rosental. La biopolitique à l’épreuve de la croissance démographique mondiale. La vie des idées, 2009, pp.1-10. ⟨hal-01045113⟩.


Le terme de biopolitique a fait l’objet d’un éventail d’usages qui s’étalent de la définition d’un objet – l’ensemble des procédures explicitement conçues pour façonner les populations – à la formulation d’une critique envers les formes de contrôle de plus en plus serrées qu’il implique, y compris en démocratie. Ces deux regards sont généralement articulés, pour tirer parti de la capacité de la notion à fonder une critique de la modernité. L’objet de cette réflexion est de remettre en cause cette articulation et de montrer que la construction d’un domaine d’action biopolitique ne se réduit pas nécessairement à la mise sous contrôle des populations, à condition toutefois de prendre en compte les modes de régulation politique qui sont à l’œuvre dans une société donnée.

En arrière-plan sera posée ici la question des politiques de population en régime démocratique. Les approches critiques – celle de Michel Foucault par exemple – nous ont accoutumés à démystifier la volonté de contrôle dont peuvent s’accompagner les politiques les plus «sociales» et à établir, de ce point de vue, un continuum avec les initiatives des régimes autoritaires. Mais l’insistance sur les modalités de ces politiques, qui peuvent effectivement partager de nombreux traits communs, finit par faire oublier qu’elles s’insèrent dans un régime normatif différent, que les moyens mis en œuvre pour les imposer ne sont pas les mêmes et que leur légitimation et leur évaluation ne sont pas non plus de même nature. L’étude de l’action de l’État démocratique sur la société civile reste de ce point de vue à bâtir. Sans prétendre en donner ici une théorie, nous allons nous efforcer d’en esquisser quelques traits en la mettant à l’épreuve d’un objet historique de grande taille, la croissance de la population mondiale depuis cent ans. L’occasion nous en est donnée par la parution en 2008 de l’ouvrage de Matthew Connelly, Fatal Misconception.

Naissance du birth control

L’explosion démographique de la planète, passée de 1,6 à 6 milliards d’habitants entre 1900 et 2000, n’est pas seulement l’un des phénomènes les plus marquants du XX siècle. Érigée dès avant la Première Guerre mondiale en objet de savoir et en cible d’actions publiques et privées, nationales et internationales, elle constitue depuis un terrain d’affrontement politique qui a impliqué les idéologies les plus variées. Elle est objet d’histoire globale, au double sens que peut revêtir ce mot de nos jours : à la fois celui d’une échelle mondiale et d’une multiplicité des domaines concernés. En engageant, depuis plus d’un siècle, des questions liées non seulement à la démographie, mais aussi à la sexualité, à la reproduction, aux droits des femmes, aux relations au sein du couple, cette croissance démographique, ainsi que les représentations qu’elle a suscitées, se situe indiscutablement au cœur de la biopolitique.

Autre intérêt du livre, il constitue sans doute l’un des premiers ouvrages sur le sujet à prendre en compte les avancées récentes de l’historiographie, qui sont revenues des attitudes uniment dénonciatrices des années 1980. À cette époque, exhumer les racines maudites des politiques de population, à commencer leurs liens avec les régimes dictatoriaux, avec des idéologies inégalitaristes comme l’eugénisme ou le racisme, constituait à la fois une découverte, une remise en cause des derniers représentants des élites modernisatrices (administratives ou savantes) des Trente Glorieuses encore en place et le fondement de modes d’intervention collectifs plus respectueux des individus.

Nécessaire mais réductrice, pour ne pas dire simpliste, cette phase ne pouvait guère s’éterniser. Matthew Connelly remise avec raison les théories du complot et, rompant avec une histoire essentialiste des idées, prête quelque attention à la plasticité des idéologies savantes. Son objet, il est vrai, l’y invite : comme l’ouvrage le rappelle, loin d’avoir été l’apanage des jeunes démographes radicaux de l’après-1968, la dénonciation de l’autoritarisme du birth control et des méfaits de la raison démographique a fait le miel des fondamentalistes religieux qui, dans les années 1980, lancèrent la grande offensive du mouvement pro life.

Suivons donc le mouvement de l’ouvrage : dès la fin du XIX siècle et à mesure que l’on se rapproche de l’entre-deux-guerres, plusieurs facteurs viennent fonder les politiques de birth control, particulièrement dans les pays anglo-saxons peu sensibles à l’argumentaire nataliste : la crainte d’une explosion démographique des populations non blanches à l’heure où les pays occidentaux empruntent le chemin de la dénatalité ; les craintes eugénistes d’une dégradation de la «qualité de la population» par sous-reproduction des bien-nés ; mais aussi les progrès de la laïcisation, l’affirmation naissante d’un droit à l’épanouissement sexuel dans le couple, les aspirations des femmes à disposer de leur corps et de leur vie. Reconverties après 1945, rejet du nazisme aidant, sous les habits du family planning, vision plus nuancée et expurgée de ses connotations eugénistes les plus marquées,1 les politiques de birth control conduisent à des politiques de réduction des naissances dans les pays du Sud, inaugurées à la fin des années 1950 par l’Inde et le Pakistan. Elles connaîtront leur acmé dans les deux décennies suivantes, que ce soit par les effectifs concernés, les budgets engagés ou leur caractère de masse et, souvent, la brutalité, qui atteindra des sommets dans l’Inde ou la Chine des années 1980.

L’atelier mondial du family planning

Fatal misconception : si l’essentiel de ce qui vient d’être dit était connu, au moins dans ses grandes lignes, le propos de Matthew Connelly est que ce volontarisme presque frénétique, nourri par une dramatisation rhétorique jouant en permanence sur le ressort de la guerre contre une menace mortelle (la famine, la pauvreté mais aussi, mezza voce, le communisme ou la submersion de l’Occident par les populations du Sud) et alimenté dans les années 1970 par un véritable déluge budgétaire, n’aura servi à rien et aura surtout occasionné des souffrances. Si tant est qu’elle ait constitué un objectif plus légitime que l’aide au développement, la réduction de la fécondité aurait été amorcée avant les politiques de family planning, voire se serait produite sans elle, comme au Brésil, sous l’effet de la scolarisation des femmes et de l’urbanisation.

Nous reviendrons brièvement sur cette idée d’inefficacité, que l’auteur traite comme une conclusion indiscutable alors qu’elle est plutôt une thèse dans un débat. Pour l’heure, détaillons plutôt les points saillants du livre. Le premier concerne l’extraordinaire dispositif mis en œuvre pour réduire la fécondité des populations du Sud. Il aura supposé, en premier lieu, une « construction du problème » par les activistes de l’entre-deux-guerres, à l’image de la féministe Margaret Sanger – dont l’héroïsation par Connelly occulte largement les convictions eugénistes et les tentatives d’embrigadement de la science.2 Il aura ensuite fallu un montage institutionnel d’une grande complexité puisqu’il associe, entre autres, organismes internationaux (le BIT, l’ONU), ONG nationales ou internationales (family planning, associations féministes, groupes de pression confessionnels), Églises, sociétés savantes ou professionnelles, laboratoires pharmaceutiques, fondations philanthropiques et États, ces acteurs étant bien sûr susceptibles de divisions internes : ce n’est pas l’un des moindres apports du livre que de suivre les luttes d’influence interministérielles dans l’Inde du second XXe siècle ou la rivalité des agences spécialisées de l’ONU (UNFPA, UNICEF, OMS) sur le terrain biopolitique.

L’immense machinerie planétaire est huilée par des financements qui, dans les années 1970, finissent par excéder sa capacité : «système sans cerveau» plutôt qu’invention d’un démiurge, même si l’auteur décrit avec bonheur l’influence (et le train de vie) de la jet set démographique de l’époque. Dans certains pays d’Asie, ce sont alors des dizaines de milliers de personnes qui œuvrent à la réduction de la fécondité, depuis les propagandistes qui circulent dans les villages jusqu’aux médecins et infirmières qui pratiquent les stérilisations à la chaîne, en passant par ces chefs de villages indonésiens qui font rappeler à coups de tambour aux femmes de prendre la pilule. Ce véritable atelier mondial du family planning est soumis à toute la succession des modes gestionnaires, de l’optimisation coûts/avantages à la standardisation de masse : dans les années 1970, « sur le modèle de la Ford T » (p. 234), les programmes doivent pouvoir être indifféremment transposables du Pacifique à l’Asie méridionale en passant par l’Afrique et l’Amérique du Sud.

Dans ce dispositif, la femme, le père, le couple, sont longtemps réduits au rôle de «récepteurs». Stérilisations forcées qui disent ou non leur nom, complications médicales de méthodes contraceptives pratiquées à la va-vite par des personnels mal formés ou payés à la pièce, sanctions financières des couples trop féconds, répressions parfois sanglantes des populations récalcitrantes, comme en Inde sous l’influence de Sanjay Gandhi fils d’Indira, sont imposées parfois à grande échelle aux populations. Nombre de ces initiatives servent de paravents à des politiques ethniques, religieuses ou «sociales» déguisées : pour les gouvernements, le family planning peut être l’occasion de contrôler la croissance démographique de telle minorité ou de limiter les dangers d’explosion politique liés à la pauvreté.

C’est dans la Chine de 1983 que les politiques de fécondité atteignent leur dimension la plus gigantesque : avec 16 millions de stérilisations pour les femmes et 4 millions pour les hommes, 14 millions d’avortements, auxquels s’ajoutent 18 millions d’insertions de dispositifs intra-utérins, ce sont plus de 50 millions de personnes qui sont concernées au total cette année-là, sous des formes il est vrai très diverses (p. 348).

La valeur de la vie humaine

Pour partie, les attendus de ces initiatives soulèvent une question peu traitée, qui est celle de l’histoire longue de la valeur accordée à la vie humaine. Récurrente au cours des décennies est l’idée selon laquelle la réduction de la mortalité, et plus particulièrement de la mortalité infantile, est un problème dont il convient de contrebalancer les effets sur le développement et la stabilité politique. L’essayiste William Vogt, dans un best-seller de 1948, ne reproche-t-il pas au corps médical de «continuer à croire que son devoir est de maintenir en vie autant de gens que possible» ? Il en découlera, quelques décennies plus tard, une politique des genres mobilisée comme moyen d’action : si la détérioration contemporaine du sex ratio à la naissance en Asie via la mise à disposition d’outils de détection in utero du sexe de l’enfant est bien connue, Connelly rappelle qu’elle a été cyniquement anticipée puis utilisée comme outil de contrôle des naissances.3 De même, l’idée selon laquelle la sensibilisation des femmes au family planning doit se faire dans l’état d’affaiblissement du post-partum est une évidence qui se répand des maternités des pays du Sud à celles où accouchent les pauvres des États-Unis.

On est ici dans un contrôle biopolitique serré sans pouvoir centralisé, les États eux- mêmes devant revenir en force dans les années 1980 pour reprendre la main sur les politiques de fécondité. Ce schéma, on l’aura compris, concilie plusieurs facettes de l’œuvre de Michel Foucault, de l’obsession du contrôle mise en scène dans Surveiller et Punir à la fragmentation du pouvoir qui caractérise l’Histoire de la sexualité. L’intérêt du livre est pourtant de montrer qu’on ne saurait s’arrêter à la contemplation épouvantée du monstre démographique mis en branle par les apprentis sorciers de la diminution des naissances : la question n’est pas de nier cette image tentaculaire, mais d’en refuser l’unilatéralité et le manque de nuances.

Nous ne mentionnerons qu’en passant la modulation la plus évidente : en ne portant pas au crédit du family planning d’avoir familiarisé les couples au principe même d’agir avec une relative fiabilité sur leur fécondité, Connelly choisit de minimiser voire de nier les effets qu’il a pu entraîner sur la capacité des femmes et des hommes à conduire leur existence.4

L’auteur ne s’en explique pas entièrement, mais on peut difficilement ne pas retenir, au minimum, l’idée qu’il ait contribué à la diffusion d’une nouvelle sensibilité à la sexualité et à la procréation. Dans les années 1970 du reste, les partisans de la réduction des naissances n’hésitent pas à prôner de nouvelles formes de famille, incluant le travail des mères et le droit à l’homosexualité (p. 265-266). Au delà, compliquer le regard suppose de lire l’ouvrage en filigrane, de le relier à une histoire plus large et plus contrastée, et surtout de passer par- dessus le souci de l’auteur de ne froisser personne en conciliant toutes les valeurs politiques considérées comme positives à son époque – une attitude qui fut payée de retour par la réception d’un livre considéré aux États-Unis comme un blockbuster.

L’échec des politiques de family planning

La thèse centrale de Connelly est que si les politiques autoritaires de contrôle des naissances ont échoué à infléchir le cours des choses, c’est qu’elles ont fait fi des individus concernés. Cette affirmation prend trois formes différentes selon les cas. La première est la plus générale : l’échec d’un noyau d’hommes du Nord à peser significativement sur les comportements des femmes du Sud démontrerait que nul ne doit chercher à imposer une politique à autre que soi-même. Généreuse et typique du refus des politiques de modernisation qui sont un trait de notre Zeitgeist, cette formulation ne peut manquer de poser quelques questions au lecteur européen : le refus des formes de solidarité, qui à l’extrême menace la cohésion de pays comme la Belgique ou l’Italie, n’est-il pas inscrit dans cette morale à première vue indiscutable, mais qui peut aisément déboucher sur le « chacun pour soi » ? Plus globalement, on peut se demander ce qu’indique le succès d’un ouvrage qui réduit la politique à ne pouvoir agir que sur soi-même.

La deuxième formulation est plus consistante : elle consiste à attribuer l’échec des politiques brutales de family planning à leur objectivisme. Faute de prendre en compte les points de vue spécifiques de populations diversifiées au nom d’un souci de standardisation industrielle, il était impossible d’espérer les voir faire leur des politiques qui les traitaient pour ainsi dire comme des objets. Cette question du mépris et des réactions qu’il provoque aurait pu être un objet majeur du livre, tant il affleure régulièrement et irrigue aussi bien la conception que la réception des politiques. Dès les années 1950, l’habile et influent Frederick Osborn imposait au crypto-eugénisme en cours d’élaboration de cesser d’« humilier la moitié des individus composant la race humaine en leur expliquant qu’ils sont moins aptes à procréer que l’autre moitié ». À mesure que l’on s’approche de la période contemporaine, un nombre croissant d’acteurs « dominants », politiques, activistes ou experts, maquillent leur discours ou du moins l’expurgent consciemment de toutes leurs aspérités classistes, racialistes ou sexistes. Le souci de l’Église de peser sur les mœurs, dont l’étude, nourrie de sources inédites du Vatican, est un point fort de l’ouvrage, illustre lui aussi cette histoire souterraine : depuis l’entre-deux-guerres, elle prend grand soin de se tenir publiquement aussi loin que possible des débats sur le family planning, en préférant susciter ou instrumentaliser des porte-parole plus discrets.

La troisième critique portée par Connelly est peut être celle qui a la plus grande portée politique : elle concerne l’accountability, c’est-à-dire la nécessité de rendre des comptes. Ignorer les populations signifie aussi que les politiques de réduction des naissances ont été mises en œuvre par des structures dont une partie, associations et organismes internationaux, n’avaient pas directement à justifier leurs visées, leurs actions et leur bilan devant les populations qu’elles entendaient façonner. Or, quelle qu’ait été la puissance de la machinerie qu’elles animaient, l’ouvrage ne cesse de témoigner, quoique de manière hélas trop rapide, que la capacité d’initiative et de réaction des individus et des couples, mais aussi des entités politiques (de la communauté villageoise ou religieuse aux corps électoraux), leur agency, a déterminé les succès et échecs des politiques de réduction des naissances.

De ce point de vue, l’ouvrage vient donner raison pour partie, mais pour partie seulement, aux approches «microscopiques». Les ruses des paysans indiens, qui maquillent leur âge pour ne se faire stériliser qu’au seuil de l’entrée dans l’infécondité, ou diffèrent le passage à l’acte tant qu’ils anticipent une augmentation des primes qui leur seront versées, ne sont pas simplement un accommodement du système. Derrière elles se dessine la question beaucoup plus générale du consentement, pour reprendre un terme popularisé par l’historiographie de la Première Guerre Mondiale.5 Il n’est pas certain que Connelly, en mettant en scène une vision souvent plus proche du paternalisme méthodologique que de l’histoire sociale, ait toujours tiré les conséquences des riches observations qui parsèment son livre. Des pratiques contraceptives, «il est à peu près inévitable que nous assisterons dans une génération ou deux à la diffusion parmi les catholiques américains» (p. 66-67), prédit ainsi en 1927 le révérend John Montgomery Cooper, anthropologue à la Catholic University et chargé par le délégué apostolique à Washington de «lutter contre le fléau du birth control».

L’oracle aurait mérité un chapitre plutôt qu’un paragraphe. Il annonce un retournement inconcevable pour la plupart des contemporains, retournement dont les tourments qu’ils occasionneront aux fidèles sont malheureusement négligés par l’auteur. Ainsi, dans la France des années 1950, il est interdit de diffuser de l’information à propos de la contraception ; or les intellectuels catholiques, tout en suivant les positions officielles de l’Église, sont déchirés car ils savent que cette interdiction conduit à des avortements ou à des naissances non désirées. De tels développements auraient donné la mesure du bouleversement anthropologique qui, bien avant la «libération» spectaculaire de la fin des années 1960, se e produit souterrainement dans le deuxième tiers du XX siècle.

Même chose pour les cliniques mises en place par les activistes du birth control et qui se reconvertissent en conseil matrimonial. Mention y est faite ici ou là dans le livre, sans que Connelly discute la signification de cette mutation majeure par laquelle un programme eugéniste initialement conçu dans une perspective biologique ultra-héréditariste devient un canal de la psychologisation des rapports sociaux et de la montée en puissance du droit à l’épanouissement au sein du couple. Fautive est ici l’ignorance d’une historiographie qui commence à documenter la question, en particulier dans le cas allemand.6 Or ce sont bien ici les couples qui viennent se réapproprier les plans et idéologies des experts au point de les rendre méconnaissables.

Démocraties, ONG et dictatures

Ce que l’ouvrage met en scène ne se réduit pas pour autant au rôle prépondérant des aspirations personnelles et donc au « micro ». Si son succès provient de sa capacité à porter à l’échelle mondiale cette vision coercitive de la biopolitique qui émoustille la sensibilité contemporaine, le livre vient se retourner contre lui-même en révélant surtout la force du politique et en particulier de l’opposition entre démocraties et dictatures. Ce que révèle Fatal Misconception n’est pas seulement l’existence de ce que l’on pourrait appeler une «résistance biopolitique» : il laisse entendre que ses formes et son coût, loin d’être uniformes, dépendent des modalités de régulation politique. L’état d’urgence démographique décrété par Indira Gandhi lors de son premier mandat a débouché non seulement sur des initiatives d’une grande brutalité, mais sur une répression qui est allée jusqu’aux fusillades. Mais c’est le vote qui l’a sanctionné : le contrôle des naissances à tout prix avait atteint une proportion telle qu’il était devenu l’un des enjeux des élections générales de 1977, qui menèrent à la débâcle le parti du Congrès, sa première défaite depuis l’indépendance.

L’un des intérêts du livre de Connelly est de graduer l’intensité coercitive de politiques qui, vues de loin, partagent beaucoup de traits communs. La politique chinoise de l’enfant unique n’est pas seulement allée plus loin dans le contrôle et les pressions exercées sur les femmes et les couples. Elle a également rendu leurs stratégies de contournement plus difficiles et douloureuses, en les conduisant par exemple jusqu’à l’abandon d’enfants – le tout, bien sûr, sans espoir d’action politique d’ampleur. À l’heure où tend à se relativiser la légitimité de la démocratie électorale, il convient de souligner la fécondité de la notion d’accountability mobilisée par Connelly. S’il est une interrogation à la fois politiquement courageuse et heuristiquement féconde que son livre vient poser, c’est celle de la supériorité morale prêtée aux ONG, censées représenter l’effervescence de la société civile, sur l’État Moloch supposé incarner la tyrannie aveugle du national : au moins ce dernier est-il tenu, en démocratie du moins, de rendre des comptes à celles et ceux dont il a l’administration.

Encore ne faut-il pas tomber dans la simplification inverse. En se saisissant d’un objet incontestablement planétaire, le livre met aussi en scène deux facettes de la notion d’humanité. La première, portée par les organismes internationaux et la déclaration universelle des droits de l’homme, est le fruit d’un idéal universel qui postule l’idée d’un intérêt supérieur au nom d’une condition également partagée par toutes et tous. Mais la seconde est l’idée d’une intrication des intérêts, des enjeux et des ambitions, devenue à ce point globale qu’elle entraîne potentiellement une lutte de tous contre tous, que la «communauté internationale» peine à contrôler tant elle engage les intérêts des États qui la composent en dernier ressort.

S’il n’avait pas recherché un positionnement idéologique irréprochable, Connelly aurait davantage discuté de cette ambivalence d’un État-nation à la fois échelle suprême de l’évaluation démocratique et expression par excellence de l’égoïsme et de la volonté de puissance. Il aurait, de même, décrit l’humanité comme une figure de Janus, à la fois idéal et champ d’affrontement. Moins soumis aux bons sentiments, Fatal Misconception, par le riche matériau empirique qu’il fournit, aurait pu nourrir le courant de pensée qui s’efforce de penser, sans angélisme, sans paranoïa et sans simplisme, la double face de la mondialisation.


Texte paru dans laviedesidees.fr, le 26 juin 2009. Pour aller plus loin, voir aa critique du livre dans le New York Times sous le titre : Birth control for others.

Notes

  1. Alfred Sauvy a discuté en nataliste engagé des connotations spécifiques de l’expression birth control dans « Langage et population. Une forme de malthusianisme », Population, 7, 3, 1952, en particulier p. 469-470. Sur la mutation de ce modèle, voir aussi Betsy Hartmann, «Population control (I), Birth of an ideology», International Journal of Health Services, 27, 3, 1997, p. 523-540.
  2. D’une manière générale, l’un des points faibles de l’ouvrage est son traitement désinvolte de l’histoire des sciences, qui contraste avec l’intérêt qu’il porte avec raison à l’évolution des techniques contraceptives. Négligeant la construction réciproque des politiques et des savoirs, Connelly ramène les rivalités savantes à des conflits entre mâles dominants – en donnant au passage l’impression de considérer que les femmes de science étaient dépourvues d’ego.
  3. Sur l’histoire longue et les enjeux de cette question, voir Éric Brian et Marie Jaisson,  Le Sexisme de la première heure, Paris, Raison d’agir, 2007.
  4. Dans le cas du Royaume-Uni des années 1930 à 1950, il est vrai que les travaux encore inédits de Kate Fisher et Simon Szreter montrent que l’extension des normes et pratiques contraceptives a parfois été ressentie comme pesante par les ménages.
  5. Sur ce terme et ce débat, voir sur la Vie des idées l’article de J.-Y. Le Naour, «Le champ de bataille des historiens» et l’article collectif «Retrouver la controverse».

  6. Que l’on me permette ici une incise sur les limites de la World History : tout en suivant entièrement les considérations de Connelly sur le caractère planétaire de son objet, force est de constater que l’essentiel de son livre porte sur quatre grands terrains (ce qui est déjà beaucoup) : les États-Unis, l’Inde, les ONG du planning familial et, dans une moindre mesure, le Vatican. Dans beaucoup de cas – c’est malheureusement particulièrement criant pour la France – les allusions à d’autres pays sont cosmétiques, voire fallacieuses. Cette remarque n’est pas une critique, tant l’ampleur de ce type de sujet pose problème à l’écriture de l’histoire. Mais, sans prétendre apporter de solutions autres que la mise en place d’écritures collectives soigneusement intégrées, il serait trompeur de gommer les faiblesses parfois sérieuses liées à une connaissance insuffisante des situations nationales et à un point de vue qui, quelles que soient les revendications de l’auteur, est celui d’un historien américain.

  7. Voir, de ce point de vue, le stimulant ouvrage de Wiktor Stoczkowski, Anthropologies rédemptrices. Le monde selon Lévi-Strauss, Paris, Hermann, 2008.

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