Edmund Dene Morel : personnage oublié de l’Histoire congolaise

Entretien* avec Macaire MANIMBA, Historien, Professeur des universités | Propos recueillis par Bob KILONGO, journaliste.


Bonjour, Professeur !

Parmi les personnages oubliés de l’Histoire congolaise il y a aussi Edmund Dene Morel. Pourquoi est-il important de parler de cet homme aujourd’hui ? Pourquoi est-il important de présenter aux auditeurs sa figure ?

Parce que c’est lui, Morel, qui a sorti la campagne anti-congolaise du terrain vague de l’anonymat. Je m’explique. Dans l’Etat Indépendant du Congo, Léopold II et ses agents étaient allés jusqu’au bout du crime. Dans cet Etat atypique, frappait, on coupait les mains, on violait les femmes, on tuait, on incendiait les villages dits récalcitrants, on pillait les ressources naturelles sans que personne ne lève le doigt pour protester. Léopold II était tout-puissant ; il gérait le Congo comme son jardin.

Les missionnaires protestants dénonçaient les dérives du système imposé aux populations indigènes mais n’étaient pas écoutés. Et comme cela arrive souvent, au moment où ils s’y attendaient le moins, une association – la Congo Reform Association (CRA) fondée par Edmund Dene Morel – s’offrit à eux pour servir de caisse de résonnance à leurs dénonciations. Ce fut le grand tournant dans la campagne anti-congolaise. Des manifestations, des conférences seront désormais organisées en Grande Bretagne, en France et aux Etats-Unis pour dénoncer les abus commis par les agents de l’Etat Indépendant du Congo.

En peu de mots, dites-nous qui était Edmund Dene Morel ?

Morel était un Franco-britannique, né à Paris en 1873. On ne sait pas à quel âge il avait quitté la France pour l’Angleterre. Mais toujours est-il que dans l’histoire du Congo, cet ancien employé à la Société commerciale Elder Dempster à Liverpool, est une des figures de proue de la campagne anti-congolaise. C’est lui, en effet, qui va apporter à la lutte des missionnaires protestants le poids politique qui lui faisait défaut ainsi que le concours des médias internationaux.

En bon journaliste d’investigation, il veut, grâce à ses nombreux contacts avec les cadres supérieurs de l’Etat indépendant et aux témoignages des missionnaires protestants, « découvrir tout ce qu’il pourrait sur le fonctionnement du Congo et le révéler à l’opinion mondiale ». C’est lui le véritable bourreau de Léopold II, c’est lui qui va amener les gouvernements britannique et américain à exiger au gouvernement de l’Etat Indépendant du Congo une enquête internationale sur les atrocités commises au Congo depuis 1885 jusqu’en 1904.

Pourtant jusqu’en 1902 Morel présentait le Congo de Léopold II comme une colonie modèle. Qu’est-ce qui avait changé entre-temps pour qu’il se retourne contre Léopold II et son gouvernement ?

Oui. Jusqu’en 1902, Morel défendant les intérêts de son employeur à Liverpool, n’hésitait pas à présenter le Congo léopoldien comme une colonie modèle, une terre d’avenir pour l’Occident. Il écrira d’ailleurs, à cet égard : ‘‘Un grand avenir est réservé au Congo. Ces vastes territoires procurés à leur pays par la prévoyance du roi Léopold II prouveront un jour qu’ils offrent un champ magnifique à l’entreprise’’.

Autrement dit, Morel invitait les autres puissances coloniales, la Grande Bretagne et la France en tête, à imiter l’exemple de Léopold II qui, d’après lui, avait réussi à apporter la civilisation aux populations du bassin congolais. Mais il se trompait d’autant qu’il n’était pas encore mis au courant de ce qui se passait réellement au Congo !

Quand commence alors la révolte de Morel ?

Sa révolte éclate le jour où, après avoir minutieusement analysé les statistiques du commerce congolais, il découvre avec effroi que le caoutchouc produit par les indigènes n’est pas acquis par transaction commerciale. Il en arrive à la conclusion que l’Etat indépendant exporte d’énormes quantités de caoutchouc sauvage sans contrepartie en marchandises. En d’autres termes, l’Etat indépendant n’organise aucune activité commerciale en faveur des autochtones, utilisés comme une main-d’œuvre servile dans la récolte du caoutchouc : « Le Congo constituait ainsi un cas à part, un Etat entier délibérément et systématiquement fondé sur l’utilisation d’une main-d’œuvre réduite à l’esclavage ».

Morel a du mal à admettre cette monstrueuse injustice. Il décide alors de donner un coup de pied dans la fourmilière congolaise en disant tout haut ce qu’il sait désormais du régime léopoldien. Sans s’embarrasser de précautions, il accuse Léopold II et son gouvernement d’avoir mis en place un système d’exploitation qui a réduit en esclavage des millions d’êtres humains. Très vite, il devient en Angleterre « la voix la plus véhémente en matière de dénonciation des atrocités perpétrées au Congo ».

Tirant les conséquences de son choix, « il quitte volontairement son emploi chez Jones, qui lui a pourtant proposé un emploi à l’étranger, et devient rédacteur en chef adjoint au journal West Africa ». Mais en 1903, il crée, grâce à l’appui financier de Jones et Hort, son propre journal, West African Mail (WAM), principalement documenté par les missionnaires protestants en poste au Congo, et fonde en mars 1904 la Congo Reform Association. Il va installer cette même association aux Etats-Unis en bénéficiant du concours de certains Afro-américains.

Concrètement qu’a fait le journaliste Morel pour faire connaître les exactions subies par les populations congolaises dans l’Etat Indépendant du Congo entre 1885 et 1904 ?

Pour porter un coup mortel au système léopoldien, Morel n’a d’autres armes que sa voix et sa plume. Il anime des conférences, organise des meetings sur le Congo, assure personnellement l’édition mensuelle du West African Mail, publie des livres, des pamphlets et des articles dans les principaux organes de presse britanniques, français et belges. Ses attaques contre le régime léopoldien sont fondées sur les récits de ceux qui ont vécu les événements dramatiques au Congo même.

Dans un ouvrage très éclairant, King Leopold’s Rule in Africa, Morel videra complètement son sac et présentera le régime congolais comme ‘‘un système inique et malfaisant, infligeant de terribles maux aux races autochtones’’. Déjà en 1903, Morel s’était fait connaître en publiant toute une série d’articles écrits par l’américain Edgar Canisius, un ancien agent commercial de l’Anversoise et commandant d’une unité de ‘‘pacification’’ dans le bassin de la Mongala.

Ces articles, qui accablaient Léopold II d’accusations d’atrocités, reprenaient sans les modifier les témoignages des personnes ayant vécu les horreurs de l’exploitation du caoutchouc chez les Mbuza dans la région de Bumba. A partir de ce moment, la cause des populations congolaises était connue et entendue ; à partir de ce moment, beaucoup de villes européennes et américaines allaient se mobiliser pour réclamer la tête du roi Léopold II.

Comment Morel a-t-il fait pour entrer en contact avec les missionnaires protestants œuvrant au Congo ?

En 1903, se produit à Bruxelles un événement qui va, de façon inattendue, rapprocher Morel des missionnaires protestants. Sir Hugh Gilzean-Read, membre influent du comité exécutif de la Baptist Missionary Society, organise au nom de l’association une cérémonie d’hommage en l’honneur du roi Léopold II. Dans presque tous les milieux protestants on crie au scandale au regard de ce qui se passe au Congo. Morel, qui n’a jamais été un ami des missionnaires, se rend vite compte que « ceux-ci peuvent être d’un précieux apport testimonial étant, dans le fait, avec certains fonctionnaires et des employés de concessions, les seuls témoins possibles ».

C’est ainsi que, pour la première fois, sera publiée, en novembre 1903, dans le West African Mail une copie des rapports officiels que le missionnaire baptiste John Weeks venait d’adresser au Gouverneur général à Boma. Les missionnaires (protestants) savent maintenant qu’ils ont un porte-parole à Londres en la personne de Morel. Ils lui envoient régulièrement leurs témoignages et l’autorisent même à s’en servir pour gagner le monde à la cause des indigènes congolais. Ainsi J. Harris : « Allez-y ! Vous pouvez publier les articles sous notre signature. L’Etat et l’ABIR connaissent parfaitement nos conceptions sur l’administration. Ce qu’ils pourront encore faire contre nous ne peut être pire que ce qu’ils ont déjà fait. Advienne que pourra. Nous n’aurons pas de repos avant que des changements interviennent. Notre décision est prise ».

Pendant ce temps à Londres l’Association pour la Réforme du Congo prend de l’ampleur…

Oui, dans la capitale anglaise, la campagne anti-congolaise menée par Morel a pris de l’ampleur depuis qu’en association avec quelques organisations humanitaires (Aborigines Protection Society…), la Congo Reform Association, a réussi à faire inscrire la question congolaise sur l’agenda politique britannique. Cette question a d’ailleurs été débattue, le 20 mai 1903 à la Chambre des Communes. La motion présentée par le député libéral Herbert Samuel et adoptée à l’unanimité, visait à convaincre le gouvernement britannique de « se consulter avec les autres signataires de l’Acte général de Berlin, en vertu duquel existe l’Etat indépendant du Congo, en vue de prendre des mesures pour mettre fin aux abus qui prévalaient dans cet Etat ».

L’adoption par la Chambre des Communes de cette motion eut pour effet immédiat d’accentuer la pression diplomatique sur Léopold II. Plus gravement, elle donna à la presse anglo-saxonne une occasion inespérée pour se déchainer et s’insurger contre les méthodes esclavagistes mises en place au Congo pour l’exploitation du caoutchouc sauvage. En décembre 1903, Morel obtient en la personne de Roger Casement un soutien politique de taille pour sa campagne anti-congolaise.

Qui était Roger Casement ?

Roger Casement était Irlandais d’origine. Il arrive au Congo en 1884 comme volontaire pour le compte de l’Association internationale du Congo. A la proclamation de l’Etat indépendant, il est embauché à la SAB pour s’occuper de l’organisation des services de transport. Et, au bout de plusieurs années d’expérience africaine, le Foreign Office le nomme, le 20 août 1900, consul de la Grande Bretagne au Congo. C’est à ce titre qu’en juin 1903, sur la demande de son ministère de tutelle, il entreprend une tournée de trois mois dans le Haut-Congo pour enquêter sur les accusations portées contre l’Etat indépendant et les sociétés concessionnaires.

Il visite successivement les régions exploitées par l’Etat et celles dépendant des sociétés commerciales privées (l’ABIR et la Compagnie de la Lulonga). Partout, il constate que des régions entières ont été dépeuplées ; les indigènes travaillent pour des salaires dérisoires. Il termine son voyage à Stanley Falls et regagne Boma, le 29 septembre. Mais avant de s’embarquer pour l’Angleterre, il prend le soin d’alerter le Gouverneur général sur les crimes commis à l’encontre des indigènes congolais, en lui adressant une lettre dans laquelle il met directement en cause la politique domaniale telle que pratiquée par l’Etat indépendant : « Ce système est mauvais, monsieur le Gouverneur général – irrémédiablement et totalement mauvais. Loin d’élever moralement les populations indigènes qui lui sont soumises et qui en souffrent, il risque, si l’on persiste dans cette voie, de conduire à leur extinction totale et à la condamnation universelle de l’humanité civilisée ».

Arrivé à Londres, Casement dépose son rapport de cinquante-six pages au Foreign Office. Les résultats de l’enquête sont accablants pour Léopold II. Farnall dira, après l’avoir lu, qu’il s’agit d’un « rapport remarquable par le style et le contenu ».Le gouvernement britannique est maintenant convaincu qu’il se passe des choses horribles dans l’Etat libre du Congo. Il décide alors de publier le Rapport Casement dans les Parliamentary Papers malgré les réticences d’une certaine élite politique anglaise qui estime encore qu’il ne faudrait pas « offenser le roi Léopold II, souverain d’une nation amie et proche de la famille royale en tant que cousin du prince consort ».

Quelle est la réaction de l’élite politique belge après la publication du Rapport Casement ?

En Belgique, en dehors de l’opposition représentée par le leader socialiste Emile Vandervelde, la classe politique et l’opinion publique en veulent presque à Morel, accusé d’agir en intelligence avec les armateurs de Liverpool. Quant au rapport Casement, le gouvernement de l’EIC le qualifie tout simplement de fantaisiste, au motif qu’il vise à créer l’impression que la politique fiscale au Congo ne repose sur aucune base légale et, donc, violente, inhumaine et cruelle.

Il publie, à cet effet, son droit de réponse dans les colonnes du Mouvement Géographique, en prétendant que « la lecture superficielle du rapport est de nature à impressionner, par l’accumulation complaisante, non pas de faits nets, précis, vérifiés, mais de déclarations et d’affirmations des indigènes ». Regrettant ensuite que la présence du consul britannique à la Lulonga ait coïncidé «avec la campagne menée contre l’Etat du Congo, en une région où s’exerce depuis longtemps l’influence des missionnaires protestants », il accuse ces derniers d’avoir influencé négativement Casement dans ses investigations.

Le gouvernement de l’EIC n’en veut d’autre preuve que le fait caractéristique d’indigènes, pendant le séjour du consul à Bondinga, s’attroupant à la rive, au passage en pirogue d’agents de la Société ‘‘La Lulonga’’ et s’écriant ‘‘Votre violence est finie, elle s’en va ; les Anglais seuls restent; mourez, vous autres !’’ Dans ces circonstances, en raison de l’état d’esprit qu’elles révèlent chez les indigènes, en raison de leur caractère impressionnable et de leur désir naturel de se soustraire à la charge de l’impôt, il n’était pas douteux que les conclusions auxquelles arriverait le consul ne seraient pas autres que celles de son rapport.

Alors que la campagne anti-congolaise prenait de l’ampleur, le roi Léopold II et son gouvernement continuaient d’affirmer qu’il ne se commettait pas d’abus au Congo.

Pour le roi-souverain et son entourage, les abus dénoncés par les Anglo-saxons étaient des cas individuels et isolés que les ennemis de la Belgique utilisaient comme prétexte « pour cacher l’objet réel de la convoitise ». Paul Jason, un des grands défenseurs du trône, était encore plus explicite à la Chambre lorsqu’il déclara : « Je ne puis admettre que l’Etat du Congo soit mis spécialement en suspicion. Je ne puis surtout m’associer à une campagne dont le dernier mot semble être : ôte-toi de là que je m’y mette! ».

Léopold II sera d’ailleurs appuyé dans cette conviction par le gouvernement italien qui, en juillet 1904, estimera par la voix du comte Bonino que la campagne anti-congolaise « est inspirée par un sentiment de profonde jalousie à l’idée de voir ce qui est peut-être la seule colonie africaine intéressante venir un jour en possession de la petite Belgique : un régime véritablement international ferait bien les affaires des Anglais qui ne veulent pas exposer ouvertement leurs convoitises ».

Le roi Léopold II redoutait-il vraiment la campagne menée par Morel en faveur des indigènes congolais ?

Tout à fait. En coulisse, Léopold II chercha à modeler Morel à sa main et utilisa en vain ses nombreuses influences pour le corrompre. Mais lorsqu’il apprit que l’exécutif britannique, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Sir Edward Grey, menaçait de convoquer une nouvelle conférence à l’issue de laquelle les Etats signataires de l’Acte de Berlin pourraient reconsidérer le statut de l’Etat indépendant, il se décida finalement à instituer une Commission d’enquête internationale, chargée de faire la lumière sur les atrocités liées à l’exploitation du caoutchouc au Congo.

Si le roi avait accepté de satisfaire à cette ultime exigence anglaise, c’est qu’il était convaincu qu’un « Etat ne pouvait se maintenir s’il avait l’opinion internationale contre lui ».


Source image: http://shop.antislavery.org/product/Images-Historical-Portraits/Edmund-Dene-Morel/184

* Cet entretien a fait l’objet d’une émission diffusée sur Radio Maria RDC, station de Kinshasa.

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